Entretien
Le Prix Nobel Albert Fert plaide pour une recherche libre
LE MONDE | 24.10.07 | 13h58 • Mis à jour le 24.10.07 | 13h59
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Couronné par le prix Nobel de physique 2007 pour ses travaux sur la magnétorésistance
géante, qui ont permis de multiplier par cent les capacités de stockage d’informations des
ordinateurs, Albert Fert plaide pour une recherche consciente des enjeux de société, mais
libre dans sa démarche.
Auriez-vous décroché le Nobel avec le financement de la recherche sur projet que met en
place le gouvernement ?
Non, s’il n’y avait eu qu’un financement sur projet. Quand j’ai commencé mon travail, une
étape importante a été - après avoir établi un certain nombre de bases théoriques - de me
lancer, avec un collègue de Thomson-CSF, dans un projet un peu aventureux : essayer de
fabriquer des multicouches magnétiques. Ce travail a débouché sur la découverte de la
magnétorésistance géante, mais, au départ, c’était un projet à risque dont personne ne
pouvait savoir s’il allait aboutir. Le CNRS l’a financé, parce que cet organisme est capable
de discuter avec les chercheurs et de les accompagner. Une agence de financement sur
projet, elle, ne l’aurait jamais retenu : c’était à l’époque un sujet trop marginal et loin des
thèmes à la mode.
Le rôle de l’Agence nationale de la recherche est pourtant de financer des projets
innovants...
Une agence de financement est un instrument intéressant, pour booster certaines
directions de recherche et soutenir les bonnes équipes. Mais elle choisit des thèmes, elle
sélectionne des orientations. Le CNRS, lui, est en contact plus direct avec les chercheurs,
ce qui lui permet d’être réactif sur des sujets nouveaux qui n’auraient pu être définis à
l’avance. Une agence et un grand organisme n’ont pas la même fonction.
Le CNRS craint d’être transformé en agence de moyens finançant la recherche menée dans
les universités, sans politique scientifique autonome. Que dites-vous au gouvernement ?
Qu’une réforme du système de recherche ne doit pas être dictée par des motivations
idéologiques. Le CNRS a un rôle de coordination nationale, de stratégie à long terme, de
gestion de grands instruments et de soutien de chercheurs sur des projets à risque, toutes
tâches qu’il est seul à pouvoir assumer.
Gardons-nous de détruire cet outil, auquel notre pays doit la qualité de sa recherche ! Les
crédits n’ont pas toujours été suffisants, mais le rapport qualité-prix y est excellent. Les
derniers Prix Nobel français en physique - Pierre-Gilles de Gennes, Georges Charpak,
Claude Cohen-Tannoudji et moi-même - ont tous accompli une partie importante de leur
carrière, soit au CNRS, soit dans un laboratoire mixte CNRS-université.
Comment voyez-vous les rapports entre organismes et universités ?
L’objectif du gouvernement est de remettre les universités dans la course. C’est un bon
objectif, mais il ne faut pas précipiter les choses. Les relations entre organismes et
universités, en particulier pour la gestion des laboratoires communs, seront différentes
quand les universités - du moins certaines d’entre elles - seront des moteurs de la
recherche au même niveau que les organismes.
Le problème de l’université, c’est que les jeunes enseignants-chercheurs sont écrasés de
charges d’enseignement et de tâches diverses qui les empêchent souvent d’être
compétitifs au niveau international. Nous avons une génération de sacrifiés dont le
potentiel n’est pas exploité. Il faut reconsidérer le problème des charges d’enseignement
pour permettre aux meilleurs d’être aux premières places dans la compétition
internationale.
Êtes-vous d’accord avec la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Valérie
Pécresse, qui veut mettre la science "au service de la société" ?
Les chercheurs doivent être conscients des problèmes de société. Les progrès
technologiques, les avancées médicales... contribuent bien sûr à la qualité de vie. Mais on
ne peut pas imposer une finalité stricte à la recherche. Son parcours n’est jamais linéaire.
Il faut laisser la recherche fondamentale se dérouler, les chercheurs suivre leurs idées, en
zigzaguant, pour déboucher sur des découvertes et ensuite des applications.
Je n’ai pas démarré mes travaux en me disant que j’allais augmenter la capacité de
stockage des disques durs. Le paysage final n’est jamais visible du point de départ.
Vous êtes directeur scientifique d’une unité mixte de recherche créée en 1995 par le CNRS
et Thales (ex-Thomson-CSF). Quelles leçons tirez-vous de cette collaboration avec
l’industrie ?
Mon contact avec l’industrie a été facile, parce que Thales a une forte tradition de
recherche. Mais il subsiste en général dans notre pays un fossé entre le monde de la
recherche publique et celui de l’industrie. Le transfert des connaissances en est moins
rapide. Exemple de la réactivité des industriels américains : un mois à peine après avoir
donné mes premières conférences sur la magnétorésistance géante, j’ai reçu la visite d’une
délégation d’IBM...
Je plaide pour que davantage d’élèves des écoles d’ingénieurs préparent une thèse, et pour
que l’industrie embauche davantage de doctorants. Une piste à suivre pourrait être
d’associer le crédit impôt recherche à de telles embauches. Et puis, je suis choqué par la
"ringardise" de l’enseignement scientifique (physique, chimie, technologies) dispensé, à
quelques exceptions près, dans les grandes écoles où sont formées nos élites. Les
sciences ne sont pas tout, mais, à mon avis, il faut être bon partout, y compris en
sciences.
Propos recueillis par Pierre Le Hir